Gourou parmi les gourous, Richard Rumelt est professeur de stratégie à l’UCLA’s Anderson School of Management. Extraits de son interview publiée récemment par McKinsey.
1 . Distinguer plan et stratégie
La plupart des plannings stratégiques ne sont que des plans, pas des stratégies. Il faut séparer les plans, budgets et autres allocations de ressources du travail purement stratégique.
2. Identifier les changements
La seule clé de succès est d’identifier les changements dans son environnement : technologie, besoins des consommateurs, réglementations, prix des ressources, comportement des concurrents, etc. et d’essayer d’en profiter vite et bien. Le problème est que ces changements n’arrivent pas à date fixe emballés dans des paquets cadeaux !
Prenez le marché de la 3G : comme le souligne Clayton Christensen
(professeur de la Harvard Business School, auteur de la théorie de la
technologie disruptive), beaucoup de technologistes surestiment ses
capacités ou ne les placent pas au bon endroit. Ne faudrait-il pas
s’intéresser davantage aux applications mobiles à débit moyen comme la
reconnaissance vocale et la recherche géo-localisée plutôt qu’au haut
débit qui focalise toute l’attention ?
3. Une posture de prédateur
La bonne stratégie, dans un monde incertain et complexe, c’est prendre
la bonne position au bon moment. Et c’est forcément risqué sinon il
suffirait de faire tourner des modèles Excel ! Si vous voulez de la
certitude et de la clarté, attendez que les autres prennent les bonnes
positions. Ainsi vous saurez ce qui marche mais ce sera trop tard pour
en profiter.
J’ai demandé à Steve Jobs, après son impressionnant retour à Apple,
quelle était sa stratégie face au quasi-monopole Wintel et il m’a
répondu : « J’attends le prochain gros truc (« the next big thing »).
Il faut adopter une posture de prédateur et saisir toute opportunité,
agir pas forcément le premier mais parmi les premiers et mieux que les
autres.
4. Mixer les savoir-faire
C’est souvent la combinaison de plusieurs compétences qui au départ
n’ont rien à voir entre elles qui crée le succès. L’ipod est né chez
des gens qui connaissaient bien plusieurs mondes : les loisirs, la
musique, le software et le hardware, le web. Dans chaque domaine, on
connaissait des spécialistes bien plus forts qu’eux mais ils ont su
trouver le bon mix.
5. Du statique au dynamique
La théorie, la recherche en stratégie se sont jusqu’à présent beaucoup
focalisées sur des critères statiques : avantage compétitif, cœur de
métier, part de marché, ticket d’entrée, échelle, culture d’entreprise,
et. Le problème est que dans le business les choses changent plus vite
que dans la géologie, ça se compte en mois ou années plutôt qu’en
millénaires. Il faut passer à une vision dynamique de la stratégie :
comment tel changement affecte telle industrie ? Sera-t-elle plus ou
moins concentrée, intégrée ? La différentiation se fera-t-elle
davantage par le produit ? Le marché va-t-il se segmenter ? Comment je
vois ce marché dans dix ans, en fonction de ce que je sais des désirs
des consommateurs et des technologies disponibles ? Ai-je identifié les
lignes de force de l’économie ? Ma stratégie va-t-elle les utiliser ou
les combattre ?
6. Repenser les métaphores
Il faut s’exercer à réfléchir différemment, au-delà des préjugés : par
exemple, beaucoup d’analystes surestiment l’importance de la taille, de
l’échelle et sous-estiment l’inertie des acheteurs. Alors, tenons-en
compte et essayons ainsi de redéfinir nos prévisions sur ces nouvelles
bases.
Un autre exercice utile est de repenser les métaphores. Par exemple,
pendant le boom des télécoms de 1997 à 2000, on a voulu assimiler le
modèle de développement de la fibre optique à celui des
microprocesseurs, en appliquant une foi de plus la loi de Moore. La
fibre devait révolutionner les télécoms comme les puces ont
révolutionné le PC.
Mais la comparaison n’était pas bonne : une surcapacité de débit a un
effet différent d’une surcapacité de CPU, parce que le réseau est une
ressource partagée, donc toute surcapacité peut être exploitée
immédiatement et faire baisser les prix pratiquement jusqu’à zéro.
Alors que la surcapacité du PC a un effet beaucoup moins important sur
les prix , parce qu’on ne peut pas l’utiliser, il n’y a pas de marché
pour utiliser cette surcapacité. Résultat : on paye toujours un certain
prix pour acheter un PC !
7. Le « déni de valeur » , outil stratégique
J’utilise un autre outil que j’appelle les« déni de valeur ». Il y a
des produits et des services qui sont concevables et voulus par les
consommateurs mais qu’on ne trouve pas sur le marché. Par exemple le
ticket d’avion qui garantit que votre bagage ne sera pas perdu, cela
n’existe pas, quel qu’en soit le prix. Et pourtant, il y a certainement
un prix à partir duquel une compagnie aérienne pourrait le garantir et
le consommateur serait prêt à le payer. Un déni de valeur est toujours
une opportunité de business. Tout changement, toute innovation crée en
même temps des niches de dénis de valeurs.
Exemple : les gens achetaient de la musique à la carte et stockaient 10
000 chansons sur leur ordinateur. Mais cette musique n’était pas
portable. Alors sont nés les lecteurs mp3 et les iPod. Ensuite ils ont
voulu les connecter à leur chaîne hi-fi. ET là, encore un nouveau déni
de valeur : ils se sont rendus compte que la compression mp3 donne un
son moins bon que le CD. Donc ce business n’est pas fini !
8. « A small group of smart people »
Les bonnes réflexions stratégiques sont toujours issues de petits
groupes de gens intelligents: « a small group of smart people ». La
perspicacité, le discernement (« insight ») en stratégie, c’est comme
trouver la solution d’un puzzle. Et pour ces petits groupes, pas
question de faire des présentations Power Point ! Entre faire des
listes à puces et écrire deux paragraphes réfléchis, il y a une grosse
différence !
9. Spécialisation plutôt que diversification
Mes premières recherches en stratégie ont montré que des entreprises
relativement spécialisées étaient plus performantes que celles très
diversifiées. Ce qui était contraire à la théorie financière qui veut
qu’on réduise les risques en se diversifiant. C’est l’inverse du
business : les start-up , entreprises à plus gros potentiel, sont aussi
les plus risquées et elles sont les plus spécialisées. Les entreprises
ne se mettent à se diversifier que lorsqu’elles commencent à piétiner
dans leur croissance initiale. Elle se retrouvent soudain avec plus de
cash-flow qu’elles ne savent en faire.
Plus une entreprise grossit et se diversifie, plus elle accumule des
effets de bord d’improductivité et garde des activités historiques non
rentables. Dans la carrière des managers des grandes organisations, il
est très mal vu de vouloir couper les mauvaises herbes, stopper des
activités, surtout quand c’est dans le jardin des collègues. Résultat :
c’est souvent quand une entreprise est reprise par un fonds privé que
ce fonds opère ces changements avant de la remettre en Bourse.
10. Prendre de la distance par rapport à la Bourse
L’autre problème est bien sûr la pression du cours en Bourse sur les
PDG. Or on sait bien que la majorité des fluctuations des cours en
Bourse n’a rien à voir avec les décisions stratégiques des patrons. Un
ingénieur dirait que le ratio signal-bruit est très faible. De plus,
les cours changent surtout selon les prévisions, plus que selon les
performances. Votre cours ne va pas augmenter parce que vous annoncez
un profit. Il ne va augmenter que si vous annoncez un profit supérieur
aux prévisions ! Et si votre profit n’augmente pas autant que prévu,
votre cours va s’effondrer ! Un bon patron doit donc pouvoir prendre de
la distance avec tout cela.
11. L’ambigüité pour le patron
La vraie qualité de patron, c’est de pouvoir diviser une stratégie en
objectifs atteignables par ses collaborateurs. C’est à la lui de
prendre en charge la plus grosse part d’ambigüité de la situation et de
ne donner aux autres que les consignes les moins sibyllines possibles.
Le vrai lieu du succès (et de l’échec) n’est pas l’entreprise, mais la
business unit. Le rôle de la corporate, du senior management central
est de fournir aux business units les ressources et les compétences
dont elles ont besoin pour se développer sainement, c’est la «
resource-based view ».
Les nouvelles règles ? On devient bon en agissant. On créé sa
compétence en faisant des paris. On gagne ces paris en fournissant au
bon moment les bonnes ressources qui vont développer les bonnes
compétences, ce qui implique de garder une bonne dose d’internalisation…