LE MAÎTRE. – Ne sois ni fade panégyriste,
ni censeur amer; dis la chose comme elle est.
JACQUES. – Cela n'est pas aisé.
N'a-t-on pas son caractère, son intérêt, son goût, ses passions, d'après quoi
l'on exagère ou l'on atténue? Dis la chose comme elle est!... Cela n'arrive
peut-être pas deux fois en un jour dans toute une grande ville. Et celui qui
vous écoute est-il mieux disposé que celui qui parle? Non. D'où il doit arriver
que deux fois à peine en un jour, dans toute une grande ville, on soit entendu
comme on dit.
LE MAÎTRE. – Que diable, Jacques,
voilà des maximes à proscrire l'usage de la langue et des oreilles, à ne rien
dire, à ne rien écouter et à ne rien croire! Cependant, dis comme toi, je
t'écouterai comme moi, et je t'en croirai comme je pourrai.
JACQUES. – Si l'on ne dit presque
rien dans ce monde, qui soit entendu comme on le dit, il y a bien pis, c'est
qu'on n'y fait presque rien qui soit jugé comme on l'a fait.
LE MAÎTRE. – Il n'y a peut-être
pas sous le ciel une autre tête qui contienne autant de paradoxes que la
tienne.
JACQUES. – Et quel mal y
aurait-il à cela? Un paradoxe n'est pas toujours une fausseté.
LE MAÎTRE. - Il est vrai.
Denis Diderot. Jacques le fataliste et son maître. 1765-1783
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