Bouleversante, oui, poignante, même, terrifiante par moments, la correspondance entre Nelly Sachs et Paul Celan. Une correspondance qui couvre quinze années, de 1954 à 1969. En tout, 125 lettres, traduites de l’allemand par Mireille Gansel, présentées, regroupées et annotées par ses soins: Nelly Sachs et Paul Celan. Correspondance.
Lettres auxquelles il faut ajouter des poèmes de Nelly Sachs, composés sur le vif et offerts à Paul Celan et à Gisèle Celan-Lestrange, son épouse.
Au commencement, il était question de poésie. Nelly Sachs et Paul Celan ne se connaissent que par l’intermédiaire de maisons d’édition qui les mettent en rapport l’un avec l’autre.
Ainsi, au tout début de la correspondance, les premières lettres sont-elles consacrées à une demande de Paul Celan. Celle de faire publier les poèmes de Nelly Sachs dans la revue Botteghe Oscure, éditée par la Princesse Caetani. Nelly Sachs accepte de confier à Paul Celan, « poète et être d’humanité », ce qu’elle appelle - paraphrasant Rilke - ses « choses » (« Ding »).
Grâce à Paul Celan, Et personne ne sait plus avant paraît en 1957 dans la revue italienne. C’est l’époque où chacun des deux poètes découvre l’œuvre de son double, se plonge dans cet autre lui-même, s’imprègne de ce qui le fait vivre et mourir. Nelly Sachs confie à Celan son bonheur d’avoir trouvé en lui un être capable d’adopter sa poésie, de se l’approprier, de la comprendre, d’en partager les sombres profondeurs et les accents mystiques. Nombreuses sont les allusions à l’œuvre en train de jaillir, aux doutes qui l’accompagnent, aux projets en cours, aux travaux qui jalonnent leur vie de poète à chacun. Eclipse d’étoile pour elle ; Grille de parole pour lui. Anthologie de poésie suédoise, ce joyau de « lumière polaire », pour elle. Traduction de La Jeune Parque de Paul Valéry. Ou de l’œuvre poétique d’Ossip Mandelstam, pour Paul Celan.
Plutôt informatifs au début, les échanges se font par la suite plus précis, plus serrés. Les liens de Nelly Sachs avec Paul Celan se transforment en liens d’amitié qui concernent aussi « Giselle » et leur fils, Eric Celan. Une amitié profonde, sincère, précieuse qui apporte à Nelly Sachs le réconfort, le secours et la protection constante dont elle a besoin. Nelly Sachs exprime ses souffrances. Qui sont aussi celles de son peuple. Auquel Paul Celan appartient. De lettre en lettre, d’un poème à l’autre, Nelly Sachs évoque les épisodes tragiques de sa vie. Mais aussi les amitiés qui l’ont aidée à émerger de l’enfer. Celle de Gudrun Dähnert, son amie de toujours, qui sollicita l’intervention de Selma Lagerlöf afin de lui obtenir un permis d’émigration. Et puis l’amitié qu’elle s’est construite avec Paul Celan et les siens, une amitié lyrique, exaltée. Et pourtant retenue.
La plupart des lettres de Nelly Sachs sont écrites de Stockholm où, à partir de 1940, la femme de lettres vit en exil. Certaines ont été écrites depuis les hôpitaux psychiatriques ou les maisons de convalescence où elle fait de longs séjours. Paul Celan, lui, écrit le plus souvent de Paris où il réside. Le silence s’installe parfois pendant des mois entre les deux épistoliers. Que se passe-t-il dans cet intervalle ? De combien de morts Nelly Sachs doit-elle renaître ?
La voilà pourtant qui ressurgit. Elle évoque une rencontre possible à Zurich. Puis une autre à Paris. La voyageuse déborde d’enthousiasme et de reconnaissance. Paul Celan a accepté de la rencontrer, de la recevoir, de l’accueillir. Moments de bonheur intenses, mais trop brefs et trop rares. De retour en Suède, elle retrouve ses inquiétudes. Elle est la proie de « vauriens » dont certains figurent parmi ses amis. Les dangers rôdent autour d’elle. Les persécutions néo-fascistes la mettent à la torture. Elle est aux abois, elle appelle à l’aide. Elle sombre et perd la raison. On l’interne, elle subit un traitement aux électrochocs. Puis elle se remet doucement, rentre à nouveau chez elle. Mais le cycle infernal se reproduit sans cesse. Traquée, elle vacille. Elle appelle Paul à son secours. L’invite plusieurs fois à venir lui rendre visite à Stockholm. Sans doute pour de bonnes raisons, Paul décline ses invitations. À plusieurs reprises. En octobre 1966, il ne se rendra pas à la cérémonie de remise du Prix Nobel de littérature. On sent Nelly blessée, « qui n’ose plus rien dire ». Sa profonde nostalgie de la famille Celan ne trouve plus l’écho d’autrefois. Les lettres de Paul se font cordiales et le ton plus distant. Elles en deviennent presque conventionnelles. En « homme pressé », Paul Celan s’éloigne.
Oui, c’est cela aussi qui fait de cette correspondance un échange poignant. Terriblement douloureux. De combien de morts Nelly Sachs devra-t-elle encore mourir « avant que ne vienne la seule et unique » ?
Angèle Paoli
Terres de femmes
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