mercredi 23 novembre 2005

De mer, d’amour et de mort


 - A propos de l'auteure Rachilde et de son roman La tour d'amour , voici un texte de Angèle Paoli - ici, son beau site -, que je remercie chaleureusement:
Femme de lettres* et femme du monde, femme de l’éditeur Alfred Vallette [et non pas Valette], Marguerite Eymery, dite Rachilde (1860-1953) est associée aux grandes figures féminines et féministes qui défrayent la chronique de son temps. Auteur de nombreux romans, parmi lesquels le célèbre Monsieur Vénus (1884) (qui la conduisit à être qualifiée de « pornographe distinguée » par Barbey d'Aurevilly), Rachilde est fascinée par la figure complexe de l’androgyne qui hante l’esprit « fin de siècle ».
Roman inattendu et terrifiant, La Tour d’amour (1899) semble d'emblée être d’une facture autre. C’est pourtant un roman, mais terriblement troublant.
À jouer avec ce titre que j’ai récemment découvert, grâce à Luc Fayard, je pensais voir se profiler au loin quelque tour médiévale, haut perchée sur son piton rocheux, inaccessible gardienne de femmes esseulées, prisonnières d’attentes sans horizon ! J’avais aussi imaginé l’écriture chatoyante, sensuelle et vibrante, d’un univers exclusivement féminin.
Balayés les clichés, dès les premières pages ! Noyés dans les flots bouillonnants qui assaillent l’univers masculin* de La Tour d’amour ! Univers dont la femme semble, un court instant, mystérieusement absente.
Mais peut-être, à y bien réfléchir, cela n’est-il qu’apparence, et l’univers de La Tour d’amour n’est-il que l’image inversée que lui renvoie le miroir déformant venu de la terre.
À la tour se substitue un phare. Qui se dresse ithyphallique au-dessus des flots, au large du Finistère. Là-bas, amer perché sur les derniers écueils de la chaussée de Sein. Un phare forteresse, inaccessible, habité par deux gardiens, qui guettent la nuit, à l’affût des naufrages. Certains soirs montent au long de l’escalier à vis les accents d’une mélopée douloureuse, portée par une voix de femme. « La tour d’amour » ou… ou… ou…our ! Ce n’est pas, comme le croit le narrateur au tout début du récit, la voix d’une « donzelle » égarée. Mais celle du vieux Barnabas qui, tout en rejoignant son repaire, chante sa plainte de chouette. Dans l'enclos du phare d’Ar-Men, espace confiné et inquiétant où s’affrontent les deux gardiens, la seule femme vivante est la mer. Maîtresse jalouse de ses furies et de ses désirs, elle est amante gloutonne, dévoreuse de chair humaine. Insatiable et cruelle, toujours insatisfaite, elle transforme les hommes qui vivent d’elle, en elle et par elle. Elle les modèle à son image. Elle aspire à les engloutir.
Peu à peu, derrière cette puissante figure féminine qui domine le récit et les hommes, surgissent d’autres visages. Celui de Marie, promesse de bonheur et de rêve. À peine entrevue, aussitôt perdue. L’infidèle hante le souvenir de Jean et le détruit.
Et puis, il y a les noyées, que les navires éventrés vomissent nues sur les écueils. Blêmes Ophélies que le vieux Mathurin Barnabas célèbre et enserre de bien étrange façon. Barnabas, dont le nom contient à lui seul un monde. Savant composé du brigand Barrabas et de l’apôtre Barnabé, dont le nom d’« enserrant » a perdu toute forme de générosité chez ce vieil animal crasseux de Mathurin. La silhouette inquiétante et primitive de cet ours mal léché laisse entrevoir, au fil des pages, celle plus terrifiante et plus hideuse encore de l’ogre d’Ar-Men. Dont la folie semble peu à peu gagner Jean Maleux, le jeune gardien nouvellement arrivé. Car le vieux et le jeune, enfermés dans le mimétisme d'une même solitude, finissent par se ressembler. Comme un fils porte en lui les empreintes de son père, Jean Maleux porte les stigmates de la déraison de l’ancien. À une différence près. À un seul espoir près. Jean Maleux, tout décidé qu’il est à ne plus quitter Ar-Men, ne finira pourtant pas illettré. Pour lutter contre cet écueil-là, le nouveau gardien chef s’oblige à tenir son journal de bord, à consigner ses impressions dans son log-book. Par tous les temps, jour après jour ! C’est par l’écriture qu’il se sauve de son propre naufrage. Une écriture qui se dégage peu à peu des parlures du marin breton, pour gagner en ampleur et en souplesse. Et qui s’enfle, pareille à une vague longue, venue des tréfonds de l’être et de la mer. Belle métaphore que celle que Rachilde a choisie pour sauver son personnage.
Sous la plume de Rachilde, mythes et légendes se superposent et mêlent ensemble leurs mystérieux tentacules. C’est dans le goût ambigu pour les images violentes et morbides que se lit l’esprit « fin de siècle ». Dans le recours aux visions hallucinées inspirées des grands mythes de la castration. L’esprit « fin de siècle » est bien là à l’œuvre dans ce roman qui infiltre de ses strates sombres la Tour d’amour. Un roman violent et envoûtant, bouleversant, qui laisse longtemps gravées dans la chair ses images de mer, d’amour et de mort.

Rachilde, La Tour d’amour [1899; cote BnF : 8-Y2-62770], Mercure de France, 1994.

* Rachilde aimait à se présenter : « Rachilde, homme de lettres ».

Note bibliographique : Plusieurs dictionnaires de littérature de renom (notamment le Dictionnaire Bordas de Littérature française d'Henri Lemaître; et le Dictionnaire des Littératures de Langue Francaise [Jean-Pierre de Beaumarchais, Daniel Couty, Alain Rey], également publié initialement par Bordas) mentionnent la publication de cet ouvrage (en tant que nouveauté) en 1914, sous le pseudonyme de Jean de Childra. Pour ma part, je m'en suis tenue ici à la date communiquée (avril 1899) par la préfacière de l'ouvrage, Édith Silve, tout en indiquant ci-dessus la cote correspondante de cet ouvrage à la BnF. Par ailleurs, un article du Docteur Ritti fait bien allusion à cet ouvrage dans les Annales médico-psychologiques de novembre-décembre 1901.

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