mercredi 23 novembre 2005

Entretien avec Claude Berrou, lauréat 2005 du Prix Marconi et chercheur heureux

claudeberrou.gif[transcription intégrale de l'interview de Claude Berrou sur BFM, dans l’émission 01 Business du 17 novembre 2005)

- Claude Berrou, vous êtes enseignant chercheur, directeur d’études et directeur du laboratoire associé au CNRS, à l’École Nationale Supérieure des Télécommunications de Bretagne. Vous venez de recevoir ce prix prestigieux, le prix Marconi, pour l’invention des turbocodes. Il paraît que cela ne vous a pas tellement surpris de recevoir ce prix…
- Il est évidemment toujours merveilleux de recevoir des prix, d’abord académiques. Avec mon ami Alain Glavieux, qui a également participé à l’invention des turbocodes, nous avons reçu un certain nombre de prix académiques en France et à l’étranger. Le prix Marconi vient plutôt récompenser un succès industriel, un certain nombre d’applications.
- Vous recevez ce prix environ douze ans après l’invention, si je ne me trompe…
- Le début de l’invention remonte à 1991, 1992… C’est donc environ treize ans après.
- Nous allons comprendre pourquoi c’est un prix prestigieux. En 2004, ce sont les créateurs de Google qui l’on reçu – Sergey Brin et Larry Page. En 2002, c’était Tim Berners-Lee, l’inventeur de l’interface Web, du World Wide Web. En 1998, c’était Vinton Cerf, le père d’Internet, le créateur du protocole TCP/IP. Quel effet cela vous fait-il d’avoir de tels prédécesseurs, Claude Berrou ?
- Vinton Cerf, le pauvre, a fort à faire actuellement en Tunisie avec le Sommet Mondial de la Société de l’Information… Cela procure d’abord un sentiment de fierté de représenter la France pour la première fois dans cette société. Je suis devenu un « Marconi fellow ».



- Vous êtes le premier Français à être devenu un « Marconi fellow »...
- Oui, et le troisième ou quatrième Européen. Cela me force aussi à revoir le sens de mes responsabilités vis-à-vis de mes collègues chercheurs, de la recherche française, à être porteur d’un message d’optimisme après les différents débats que l’on a pu connaître ces derniers mois sur la recherche en France, la recherche appliquée et la recherche fondamentale. Je pense que nous faisons des choses de qualité en France, dans les universités mais aussi les grandes écoles, comme c’est mon cas.
- Avec vous, on n’est quand même pas tout à fait dans le cadre de la recherche que l’on imagine : on est aussi dans une école, on est aussi avec des ingénieurs… C’est peut-être quelque chose de plus transversal que ce que l’on peut imaginer quand on parle de recherche…
- J’ai eu deux chances dans ma carrière : celle de rester en Bretagne - parce que j’adore ma région – et celle d’exercer le métier de mes rêves, c’est-à-dire d’enseigner, de chercher, d’apprendre sans cesse, surtout, et de transmettre ce savoir aux nouvelles générations.
- Qu’allez-vous faire des 100 000 dollars associés à ce prix ? Sont-ils pour vous ou pour l’École ?
- Ils sont remis à titre personnel mais j’ai mes propres œuvres…
- Il faut nous expliquer ces fameux turbocodes dont vous êtes l’auteur … Nous allons d’abord brosser le paysage. Nous nous situons dans les problèmes de fiabilité de la transmission des messages numériques, où il existe beaucoup de parasites et de déperdition.
- C’est le monde des « 0 » et des « 1 », comme dans « 01 Informatique ». Ce n’est pas seulement de l’informatique. C’est aussi un peu de mathématiques, un peu de physique, un peu d’électronique et beaucoup de théorie de l’information. Il faut revenir au milieu du XXe siècle pour voir naître cette nouvelle discipline des communications numériques et la théorie de l’information, dont le fondateur est Claude Shannon. Je crois que tout le monde le connaît dans notre discipline. Il a posé des théorèmes fondamentaux, en 1948 et 1949, notamment en matière de qualité de transmission. Beaucoup de chercheurs ensuite, principalement aux États-Unis – cela a surtout été une affaire américaine pendant 40 ans -, ont cherché le code capable d’atteindre les limites théoriques. Personne ne l’a trouvé avant nous !
- Claude Shannon a fait un calcul et si on l’applique bien, on va aller au bout de la limite, mais, en réalité, personne n’y est arrivé.
- Pourquoi est-il important d’avoir un bon code correcteur d’erreurs, puisqu’il c’est de cela qu’il s’agit ? C’est une fonction extrêmement importante aujourd’hui dans les télécommunications télécoms. Il existe des erreurs de transmission, certains « 0 » redeviennent des « 1 », qui sont inversés. Cela provient de différents facteurs : les autres utilisateurs, le bruit électronique dans les composants, les conditions atmosphériques parfois…
- Dans la transmission, il n’y a que des erreurs !
- Dans les systèmes qu’utilisent les agences spatiales comme la NASA qui envoient des sondes dans l’espace lointain, il peut arriver qu’un bit sur cinq soit faux à la réception. Avec un turbocode, le message initial est récupéré.
- Il s’agit donc de corriger les erreurs pour retrouver finalement le message originel…
- Le business est non pas de trouver un code qui permet de réduire le nombre d’erreurs mais de trouver un code qui, pour la même qualité de transmission, permet de travailler dans des conditions plus difficiles, c’est-à-dire avec davantage d’erreurs.
- Par quoi cela se traduit-il dans la pratique ?
- Imaginez par exemple que, dans un réseau téléphonique cellulaire, un code permette le remplacement d’un code A par un code B qui soit capable de travailler dans des conditions deux fois plus sévères : cela va permettre à l’opérateur de doubler le nombre d’abonnés !
Autre exemple, d’actualité :  la NASA vient d’envoyer deux sondes, l’une vers Mars – « Mars Reconnaissance Orbiter » - et l’une vers Mercure – « Mercury Messenger »-, dont les télécommunications sont turbocodées. Adopter un code qui permet de travailler dans des conditions deux fois plus difficiles, comme c’est le cas ici, ou recevoir le message de qualité dans ces conditions-là permet par exemple de diviser la taille de l’antenne par deux ou de diviser par deux l’énergie d’émission et la taille des panneaux solaires en proportion. Cela permet de diviser par deux le poids de la sonde et donc également la puissance du lanceur. Il y a une cascade d’effets pour une petite fonction appelée le « codage correcteur d’erreur » mais elle a un impact économique extrêmement important.
- En fait, vous travailliez un peu sur autre chose, avec ce que l’on appelle le principe de « contre-réaction », et vous vous êtes dit un jour : pourquoi n’applique-t-on pas ce principe aux télécoms, c’est cela ?
- Le principe de contre-réaction est ce qui nous permettrait, dans la vie pratique, de remonter le temps. C’est quelque chose que l’on ne peut pas mettre en œuvre dans le quotidien mais qui peut être implémenté sans souci dans un circuit électronique. Il existe un principe de base, quand on remonte le temps : éviter les effets de corrélation catastrophiques, comme de devenir son propre père par exemple…. Remonter le temps, c’est donc pouvoir corriger les causes qui ont produit des effets néfastes.
- Le principe est-il celui d’un phénomène d’itération ?
- Dans un circuit électronique, cela signifie effectivement un processus itératif. On fait un premier traitement, les résultats ont été mis en mémoire et on reprend ce traitement en faisant bénéficier le traitement en amont des résultats du traitement en aval. On procède huit fois à lce type d’opération dans le cas du turbodécodage.
- Il y a un nom qu’il faut citer et que vous avez déjà cité : celui de d’Alain Glavieux. Dites-moi comment cela s’est passé… Je crois d’ailleurs qu’il faut lui rendre hommage.
- En effet, Alain nous a quittés très malheureusement l’an dernier… Nous avons formé le binôme idéal.
- Il y avait le matheux et le physicien, est-ce cela ?
- C’est cela. Cette idée de contre-réaction me hantait un peu. Je me demandais pourquoi nos amis des télécoms n’utilisaient pas ce principe… A cette époque, tous les experts étaient à peu près d’accord pour dire que quand on fait un travail optimal localement, puis un autre à suivre qui est optimal localement, le tout est optimal.
- On a tous un peu cette idée-là…
- Quand on marche, on se donne un objectif : quand on fait un pas, on espère que ce soit un pas optimal, que le deuxième pas soit aussi optimal localement. Mais, en fait, s’il n’y a pas de vision générale du tracé, on arrive n’importe où. La contre-réaction provient du regard qui vient corriger le tracé et optimise le tout. Cette idée que j’ai mise en pratique a donné des résultats totalement étonnants.  Quant à Alain Glavieux, il avait monté à l’ENST Bretagne une équipe qui avait permis de réaliser la première télévision sans fil sur le « Titanic ». La première image sans fil, donc pas en transmission acoustique, venait de son équipe.
- De quoi ont besoin deux personnes comme vous pour travailler ? De quelques ordinateurs, de formules mathématiques ? De quoi avez-vous besoin pour inventer cela ?
- On a besoin de l’informatique, parce que ces idées-là ne sont tout de même pas très simples, qu’elles ne se résument pas à trois équations alignées, et on a besoin de modèles mathématiques. Alain a apporté une formule essentielle sur la formalisation et l’écriture mathématique.
- S’il était encore là, il aurait reçu le prix avec vous ?
- Il m’aurait accompagné avec grand plaisir.
- Pour expliquer les turbocodes, vous faites une analogie avec les mots croisés…
- La contre-réaction est présente chez le cruciverbiste. Il dispose d’un certain nombre d’informations dans une dimension, à l’horizontale, puis dans une autre, en verticale. Avant le principe du turbo code et du turbo décodage, on avait à peu près cette grille-là : on profitait des définitions en lignes et on profitait ensuite des définitions verticales pour venir compléter le travail. En fait, un cruciverbiste ne s’arrête pas là. Pour remplir la grille, il ne s’arrête pas à la linéarité des solutions. La contre-réaction consiste à revenir sur la première dimension horizontale, à reprendre le travail, etc. On y ajoute une troisième dimension avec le turbodécodage. Ce sont des concepts assez généraux qui ont été repris désormais dans le monde des télécoms et dans le monde des communications numériques. On parle aujourd’hui de turbomodélisation, de turbodémodulation,… On y ajoute une troisième dimension – c’est la principale contribution d’Alain – qui est la probabilité. On va travailler non plus sur des « 0 » et des « 1 » mais sur des probabilités d’avoir des « 0 » et des « 1 ». C’est ce que fait le  cruciverbiste, il appuie assez fortement dans une case quand il est à peu près certain de la lettre, mais il appuie beaucoup plus légèrement quand il a des doutes et que ce n’est qu’une probabilité. Voilà ce principe de contre-réaction, qui était ignoré dans le monde des communications numériques, auquel est venu s’ajouter ce modèle probabiliste. Il faut beaucoup d’imagination dans la recherche. Le métier de chercheur consiste à ouvrir des portes en permanence. Dans 99% des cas, on trouve un mur derrière…
- Le préfixe « turbo » n’est-il pas un peu « marketing » ?
- Non. c’est tout à fait réaliste parce que cela fait référence au moteur « turbo ». Le principe de contre-réaction y fait également référence : vous avez des gaz d’échappement qui sont réutilisés pour comprimer…
- Parlons des applications des turbocodes. On les retrouve absolument partout …
- Trouver un système de télécommunication capable de réduire la taille des antennes ou le niveau d’émission est tout de même très avantageux pour les gens qui lancent des sondes spatiales. Dans l’espace, une économie se mesure en décibels, parce que nous travaillons dans le monde logarithmique : sur une mission, un décibel de gagné génère une économie de 80 millions de dollars. Avec les turbocodes, nous faisons économiser beaucoup d’argent à l’industrie…
- Il y a aussi la 3G, la téléphonie mobile, la vidéo – avec le Homeplug AV -, le WiMax, les fibres optiques…
- Pour les fibres optiques, c’est en étude….
- Aujourd’hui, est-ce un brevet France Télécom ?
- Les premiers brevets appartiennent effectivement à France Télécom parce que du temps où c’était une administration, France Télécom avait la tutelle des écoles de télécommunications.
- Le fait d’inventer ne vous rapporte-t-il donc rien ?
- Nous avons évidemment enrichi le portefeuille en copropriété avec Alain Glavieux.
- Est-ce une invention terminée ?
- Non, pas du tout. En avril prochain se tient à Munich le quatrième symposium sur les turbocodes et on attend 400 chercheurs qui viennent présenter des papiers.
- Vous disiez tout à l’heure qu’un chercheur ouvrait des portes. Il faut tout de même des moyens… On a l’impression que les Etats-Unis dépensent beaucoup d’argent dans la recherche et qu’il y a du retour en fonction de cet argent alors que nous sommes moins bien placés en Europe. Qu’en pensez-vous ?
- Le modèle de mon laboratoire est un modèle à deux dimensions. Il y a la dimension du court terme, celle du « business », et la recherche à long terme qui ouvre les portes et qui, souvent, n’est pas couronnée de succès. Pour assurer cette recherche sur le long terme, je ne vois pas d’autre moyen que des financements publics. En revanche, pour la recherche à court terme, dans ce secteur des télécommunications notamment et dans les sciences de l’information en général, les partenariats sont relativement aisés. Il y a beaucoup de demande. Les opérateurs, les équipementiers sont en attente d’innovations et il nous est donc relativement facile d’obtenir des contrats. C’est une affaire d’équilibre, de balance intelligente entre ces deux types de recherche… Il se trouve qu’aux Etats-Unis, c’est la recherche à court terme qui est exagérément privilégiée, alors qu’en France, c’est le contraire.
- Pour finir, êtes-vous un chercheur heureux ?
- Oui. Je pourrais difficilement dire le contraire. Malheureusement, j’en suis arrivé à un tournant dans ma carrière que doit connaître tout chercheur dans l’administration : la pression se fait de plus en plus forte de la part de la hiérarchie pour que je prenne plus de responsabilités. Je fais donc de moins en moins de recherche et de plus en plus de management.
[Propos recueillis par Luc Fayard]

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